Elle s’est imposée comme outil de communication des marques et de gestion des entreprises au milieu des années quatre-vingt-dix aux États-Unis, afin de contrer l’instabilité des consommateurs et des salariés qui n’adhéraient plus aux méthodes classiques de marketing et de management.
L’image de marque, qui reposait jusqu’alors sur des processus d’analyse plus ou moins argumentés (constitutifs de ce que l’on appelait le discours marketing) s’est vue substituée par l’histoire de marque qui s’appuie désormais sur le pouvoir de séduction et de conviction du récit.
Le storytelling, en tant que technique discursive, agit en plusieurs étapes et sur plusieurs niveaux de manière intégrative. Cette technique consiste à substituer aux discours, qui relèvent traditionnellement de l’expression directe, le récit, et évacuer ainsi toute subjectivité issue de la coïncidence entre l’évènement décrit et l’instance de discours qui le décrit. Ce glissement permet de supprimer toute référence au locuteur: à la marque lorsqu’il s’agit de promouvoir un produit ou une société, et aux managers lorsqu’il s’agit de renforcer la cohésion au sein d’une entreprise.
Pour ce faire, cette technique intervient d’abord au niveau des actions: elle effectue un transfert d’identité du locuteur vers un ou plusieurs personnages. Ces personnages vont ensuite être soumis à une action, sous-tendue par l’idée ou le message que le locuteur voulait initialement faire passer, et qui va s’incarner métaphoriquement dans un résultat pratique. Intervient ensuite le niveau des fonctions, qui enrobe le récit d’un certain nombre d’indices et d’informations constitutifs d’une charge émotionnelle suffisante, permettant au public de garder l’esprit ouvert au message transmis.
Le storytelling présente deux avantages par rapport aux techniques classiques de communication :
- il garantit l’objectivité du message : en l’absence d’auteur, les événements semblent s’autolégitimer en se racontant d’eux-mêmes.
- il permet l’incorporation affective du message : face à une situation de récit les barrières du moi sont abaissées, les processus d’identification entrent en jeu et le spectateur incorpore l’environnement du récit.
Selon Stephen Denning, ancien dirigeant de la Banque Mondiale qui a largement contribué à populariser le storytelling, l’évolution des techniques de communication se résume en un remplacement de la trilogie classique « reconnaître un problème, analyser, préconiser une solution », par « capter l’attention, stimuler le désir de changement, et dans un dernier temps seulement emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés ».
Depuis le milieu des années 2000, le storytelling a pénétré le terrain du journalisme écrit et télévisuel. Censé à la fois fidéliser le public et assurer de grandes audiences, il s’est petit à petit imposé au sein d’un secteur en crise, qui devait faire face à la montée en puissance d’Internet et à l’explosion de l’offre de programmes télévisuels via les bouquets thématiques.
Dans un secteur de programmes documentaires de flux devenu hyper concurrentiel, le documentaire-fiction a probablement été une des plus belles réussites télévisuelles de médiation scientifique et culturelle en matière de storytelling. Bel exemple de mode mixte, il parvient à faire cohabiter les deux registres de discours au sein d’un même programme :
- un discours analytique, tenu par des spécialistes de haut niveau qui transmettent l’information
- un récit fictionnel qui le soutient et l’illustre dans sa dimension affective, structuré autour de personnages, de faits et d’événements, mais qui reste néanmoins subordonné au discours direct des spécialistes.
Le choix délibéré de favoriser une approche affective de l’événement à une approche analytique de l’objet est-il toujours apte à garantir une médiation de qualité ? Le divertissement ne risque-t-il pas de se substituer au possible enseignement par l’image ?
Dans le domaine du crossmédia, et plus particulièrement dans celui du richmédia, la place du storytelling dans l’articulation des contenus pourrait alors jouer un rôle essentiel, dans la mesure où la délinéarisation du discours et la multiplicité des choix de navigation qu’offre l’interactivité ne favorisent a priori chez le spectateur ni une attention soutenue portée au contenu, ni son appréhension globale. Dans ce contexte, nous pouvons nous poser la question de savoir si le storytelling fournit la réponse la plus appropriée à ces nouvelles contraintes. Une piste consisterait à interroger les règles de la concurrence qui ont conduit les programmes documentaires de flux à adopter cette technique discursive, et à savoir si celles-ci sont aujourd’hui identiques dans le secteur du crossmédia.
Si cette technique discursive a eu pour mérite de revaloriser l’art du récit et de la narration, il n’en demeure pas moins qu’elle tend à influencer aujourd’hui les domaines de la transmission des savoirs, du partage d’expérience et d’information, jusqu’à alimenter nos réflexions sur la médiation par le numérique, domaines très éloignés de ce pour quoi elle a été créée. Cette systématisation ne serait-elle pas le signe que cette technique est aujourd’hui devenue un véritable format discursif, au point de s’imposer dans tous les modes du discours ?
Si tel est le cas, alors penser l’écriture crossmédia uniquement en terme de storytelling en vue d’améliorer la réception des contenus chez le spectateur et sa fidélisation, serait déjà dépassé et pourrait même s’avérer être un frein à l’innovation. Le crossmédia doit alors inventer ses propres techniques discursives, sans devoir passer systématiquement sous les fourches caudines du storytelling: ni substitution, ni cohabitation, mais en trouvant des modalités d’hybridation harmonieuse entre discours et récit (mode mixte de la narration), de manière à féconder efficacement le discours direct, essentiel à la transmission du savoir.